11 octobre 2015

Michel Cabieu ou...quand on n'aimait pas les Anglais...

Tonton Bédouin raconte...

Il fut un temps où les Anglais n'étaient pas les bienvenus sur "the plage to be"*, pas en 2015, bien sûr, quand, à peine remis de leur traversée du Channel, on les voit dévorer avec ravissement leurs moules-frites arrosées de jus d'orange à la terrasse de "la Marine", pas en 1944 quand ils étaient si beaux sous leur béret vert ou leur casque en forme de plat à barbe et qu'ils venaient nous libérer. Non, c'était à l'époque des "Goddons", des "habits rouges", de "l'ennemi héréditaire", bien avant l'Entente cordiale, quoi. Et dans ces années lointaines, quand "l'anglais débarquait", il fallait plus qu'une Vania pour l'arrêter! Il fallait au moins un Michel Cabieu !
(Pour les plus jeunes, attention, le Cabieu n'est pas une marque de serviettes hygiéniques ni de tampons périodiques, c'est un pur héros ouistrehamais! et pour les encore plus jeunes, ce qu'on appelait le "débarquement des Anglais", c'est ce qu'on surnomme aujourd'hui...les "ragnagnas").

Un brave sergent

On est en 1762 sous le règne de Louis XV, la France est de nouveau en guerre contre l'Angleterre, depuis six ans. Les côtes normandes sont menacées et bien mal défendues, un poste de garde à Sallenelles, un autre à Ouistreham à la pointe du Siègeun troisième à Lion sur Mer mais les canons sont inexistants ou mal entretenus et les gardes-côtes rarement payés et trop peu nombreux. Michel Cabieu est l'un de ceux -ci, au grade de sergent. Il a trente deux ans. Il complète sa maigre et hypothétique solde en se louant pour des travaux agricoles.


L'ancien corps de garde de la Pointe du Siège, reconverti en oratoire Notre Dame des Dunes et détruit pendant la dernière guerre. C'est sans doute celui dont Cabieu assurait la défense en 1762.

Il existe plusieurs récits de son exploit. On tentera d'en faire la synthèse mais toujours est-il qu'en cet après midi du 12 juillet, une escadre anglaise mouille à peu de distance de l'embouchure de l'Orne, résolue à s'emparer de quelques vaisseaux marchands stationnés non loin de là. Le paysage n'est plus du tout le même aujourd'hui, pas de canal bien sûr et un fleuve côtier capricieux aux nombreux méandres plus sinueux encore que la politique municipale actuelle. Un ruisseau, celui de Colleville, aujourd'hui busé, coulait au pied de la falaise à l'emplacement actuel du cinéma, on le franchissait par deux ponts; il servait de défense naturelle au village et d'exutoire aux marécages qui séparaient le bourg de la mer.

L'embouchure de l'Orne en 1750
(Archives Départementales du Calvados)

L'exploit

Selon les récits, Cabieu est seul ou accompagné d'un tambour, également sacristain et crieur public, un certain Lelièvre, ivre-mort au demeurant, voire de trois ou quatre soldats rapidement débandés. Mais lorsque la troupe d"habits rouges" débarque, il est bien seul. C'est alors qu'il lui vient une idée de génie, il va mettre l'obscurité et sa connaissance du secteur de son côté. Saisissant le tambour abandonné par le sacristain, il bat la charge, tire des coups de fusil, donne des ordres à une troupe imaginaire et abondante, va bruyamment d'un endroit à un autre, fait résonner des ses talons le pont qui enjambe le ruisseau de Colleville. Bref, il donne l'impression aux Anglais qu'ils ont en face d'eux non pas un seul garde-côtes mais une troupe vaillante et prête à en découdre. La ruse fonctionne et les assaillants battent en retraite, laissant même un blessé sur le terrain, un officier vraisemblablement atteint par un des tirs de Cabieu, qui, magnanime, lui accordera les premiers soins. On raconte que le captif fut échangé le lendemain contre quelques prisonniers détenus à bord des navires anglais. On peut imaginer aussi que les Anglais revenus de leur méprise hésitèrent à reprendre l'assaut, des renforts étant vraisemblablement en route depuis Caen. Ouistreham et la région sont ainsi quasi-miraculeusement sauvés, les Anglais ne reviendront plus avant longtemps et quelques années plus tard, des fortifications, les fameuses redoutes seront édifiées. Mais c'est une autre histoire que Tonton Bédouin contera un jour...En attendant continuons avec Michel Cabieu...

Gloire et honneurs

Première récompense, une pension annuelle de cent livres de la part de Louis XV, portée à trois cents livres par Louis XVI mais, malheureusement, plus versée à partir de 1788. Mais l'exploit de Michel Cabieu avait marqué les représentants du Calvados à la Constituante puis à la Convention. C'est ainsi que les députés Gérard de Cussy, puis Oudot évoquèrent devant les Assemblées, le cas de Cabieu en 1790 et 1794. Un secours immédiat de six cents livres en 1794, puis une rente annuelle viagère de la même somme en 1796 furent consentis au valeureux sergent alors dans la misère. Fut-il nommé général à titre honorifique par la Convention, peu avare de grades ronflants, ou gagna t-il ce surnom grâce au passage du général Hoche dans la commune qui vint faire connaissance du héros en rejoignant son commandement à Cherbourg et qui lui remis à cette occasion, en signe d'hommage, ses propres épaulettes et son sabre ? En tous cas, l'ancien sergent des gardes-côtes ne fut plus connu que sous le nom de Général Cabieu... L'historien François Boisard, dans un ouvrage paru en 1848, affirme, d'ailleurs, l'avoir rencontré portant ces fameuses insignes.


La plaque commémorative apposée en 1929  à l'emplacement supposé
du fait d'armes, aujourd'hui, avenue Michel Cabieu

Cabieusaines, Cabieusains

Mais mieux encore,il s'en est fallu de peu que la commune de Ouistreham ne change de nom en 1794, en thermidor An II comme on disait alors. Emporté par son éloge du valeureux sergent, le conventionnel Oudot demanda à la Convention  d'accorder en faveur de Cabieu, non seulement une pension, mais de donner son nom à la commune. Imaginez les belles pancartes "Cabieu-Riva-Bella", ça aurait eu de la gueule, il serait heureux, notre maire, lui qui aime changer le nom de la commune sans concertation... Bon, la Convention n'a pas suivi, on respire !

Michel Cabieu meurt en 1804

A 74 ans, dans sa maison au n° 15 de la rue Carnot, le 4 novembre. Il laisse une veuve et deux filles, plutôt dans le besoin car la pension viagère n'est pas réversible. Il sera inhumé dans le vieux cimetière près de l'église Saint-Samson, dont il ne reste plus rien aujourd'hui. L'ancienne rue du port porte son nom depuis les années vingt comme la salle des fêtes devenue cinéma. La fanfare de Ouistreham et une autre rue à Caen perpétuent le souvenir tenace d'un brave homme courageux qui tint une nuit entre ses mains le destin de son village.


Plaque commémorative apposée sur la façade de la maison où il mourut
le 13 brumaire an XIII  (4 novembre 1804) à l'âge de 74 ans.
Curieusement la plaque lui accorde un jour de vie supplémentaire


Cérémonie d'inauguration de la plaque de l'avenue Michel Cabieu
le 29 septembre 1929, le jour de la saint-Michel.

On reconnait à droite, de dos sous son chapeau melon, Henry Chéron, alors ministre des finances et sénateur du Calvados, pendant que le maire Alfred Thomas prononce son allocution. En arrière-plan le porche de la toute récente salle des fêtes, aujourd'hui cinéma Michel Cabieu.