07 juin 2015

Tonton Bédouin raconte: "drame sur la plage de Ouistreham, vingt morts..."

Samedi 18 juin 1955, on est presque en été mais la journée comme souvent sur nos côtes à cette période de l'année est loin d'être estivale. La mer est houleuse, le drapeau rouge a même été hissé, déconseillant la baignade. Plusieurs pêcheurs ont d'ailleurs renoncé à sortir.

C'est le jour choisi par la société Beauchet de Rueil-Malmaison qui fabrique les pellicules photographiques Rolla, un produit célèbre à l'époque, pour lancer son attraction promotionnelle. Il s'agit d'organiser des promenades en mer à bord d'un DUKW, un véhicule amphibie issu des surplus de l'armée américaine et repeint au couleur de la firme, en rouge et blanc. Promenade gratuite en échange de l'achat de pellicules mais pour ce samedi, c'est le personnel de la société qui inaugure. Les employés et leurs familles sont venus en autocars affrétés par le patron passer le week-end à Ouistreham, 350 personnes en tout. Au programme, la fameuse excursion en mer.




 Publicité des années 50 pour les pellicules Rolla

Des mesures de sécurité négligées


Un peu de précipitation dans tout ça, l'équipage de l'embarcation, deux marins honfleurais, vient d'être recruté et ne fait connaissance avec l'engin que le jour même, lequel engin n'a reçu le feu vert de l'Inscription maritime que le matin et pour des promenades limitées à 200 mètres du rivage.
Début d'après midi, après le repas, première excursion avec une trentaine de passagers, quelques centaines de mètres sur la plage, puis dans l'eau, on est un peu secoués mais ça fera des souvenirs...deux autres rotations ont lieu sans encombre; un quatrième départ vers 16 heures, la mer remonte; panne de moteur à 200 mètres du rivage mais l'embarcation repose encore sur ses roues.
Vains efforts de l'équipage pour relancer le 6 cylindres GMC et ses 104 chevaux, on en vient à passer un bout pour pouvoir haler le véhicule jusqu'à la plage. Le DUKW recule sur quelques dizaines de mètres mais on est loin du compte et la marée montante annihile les efforts; à bord on semble confiant, détendu même, mais lorsque le directeur de la société Beauchet exhorte les passagers à regagner le rivage en se guidant avec le bout puisqu'on a encore pied, beaucoup hésitent, crainte de l'hydrocution ou souci de préserver le costume du dimanche...


Un camion GMC amphibie DUKW 353, un héros de 1944 bien souvent réutilisé à des fins civiles mais qui est resté en service dans l'armée française jusqu'en 1990. C'est un véhicule de ce type qui fut la cause du de la tragédie du 18 juin 1955. 

 

Indifférence des "spectateurs"


A terre on semble inconscient du drame qui se joue, on ne songe pas à utiliser un canot pour secourir les excursionnistes en péril. Il faudra attendre que sous l'effet de la marée montante, d'un vent de nord-est qui forcit et de rouleaux qui submergent la voiture amphibie dont les roues restent collées à la vase, le danger se révèle; les témoins du drame ou ceux, qui  alertés par la sirène, comme ce marin pêcheur, maître nageur en saison, se jetteront alors  à l'eau pour tenter de ramener les infortunés naufragés. Mais pour beaucoup il sera trop tard comme pour les sept passagers qui transportés à l'hôpital de Caen ne survivront pas, comme pour cette femme de 27 ans qui sera retrouvées dans l'épave ou pour plusieurs enfants dont les cadavres seront rejetés par la marée.
Quand en présence du maire de Rueil Malmaison accouru pour l'occasion, le directeur de la société Beauchet fera l'appel dans le Bar des Sports ou au Bellevue réquisitionnés pour l'occasion, il manquera vingt personnes .
La plage de Riva-Bella, lieu du drame, dans les années 1950

Epilogue judiciaire mouvementé


Un peu oubliée près de 60 ans après, cette tragédie qui marqua longtemps cependant les mémoires fut la conséquence d'un certain nombre de négligences, d'erreurs manifestes et d'une grande ignorance des choses de la mer. Le Parquet de Caen poursuivra l'organisateur et le pilote; le Tribunal maritime de Rouen, le pilote et le mécanicien. Conflit de compétence puisque nul ne peut être poursuivi devant deux juridictions différentes pour les mêmes faits. Le jugement sera finalement rendu à Caen deux ans plus tard, 6 mois de prison avec sursis pour l'organisateur et pour le pilote et des amendes relativement faibles, une amende pour le mécanicien, les parties civiles se partageront l'équivalent de 400 000 euros de dommages et intérêts. Coup de théâtre en appel en mai 1958, une femme déboutée en première instance obtient 267 000 francs (environ 40 000 euros) de dommage et intérêts pour la perte de son mari et de sa fille montés clandestinement à bord puisqu'ils ne faisaient pas partie du personnel de la société organisatrice.




Sources: 

  • Alain Cabon Trente catastrophes en Normandie éditions Ouest-France 1999.
  • Archives Liberté de Normandie